C'est une Chine hallucinante que Lucien Bodard fait revivre dans ce roman. Une Chine de misère et de famine, de fastes, de mendicité, qui sent le cadavre et l'excrément, la Chine des mouches, des espions, des lépreux et des têtes coupées, un pays grouillant, un chaos livré aux ambitions rivales des étrangers et dévasté par les «Seigneurs de la guerre » qui pillent, qui brûlent, qui rançonnent. On se croirait au fond des âges. Pourtant, c'est, dans cette Chine médiévale que l'auteur est né il y a cinquante ans, et Albert Bonnard, consul de France à Tcheng Tu, capitale du Sseu Tchouan, ressemble fort à son propre père. Seul avec sa famille dans cette province du bout du monde où il règne sur une armée de serviteurs inquiétants, « le consu1 » poursuit son grand dessein : la construction d'une ligne de chemin de fer qui doit relier Tcheng Tu à Hanoi. Mais il faut manœuvrer parmi des embûches innombrables et toujours inattendues, ménager les potentats locaux qui exigent des armes et les trafiquants qui recherchent le pavot, louvoyer entre les périls quotidiens pour défendre les intérêts français contre l'âpreté britannique - sa bête noire - et l'appétit vorace des requins venus de Shanghai.
Cela ne va pas sans découragements - que l'opium atténue de rêves délirants - tandis qu'Anne Marie, sa femme, et Lulu, son fils, vivent à ses côtés une existence parallèle où splendeurs et menaces se confondent dans les mirages coloniaux.
La peur et le luxe, les massacres, les banquets, les incendies, tout semble démesuré dans cet univers à l'écart, et Lulu l'explore sans crainte avec la cruauté candide d'un « petit Chinois blanc » que n'étonnent ni les supplices ni les batailles ni les bordels, dans le prodigieux décor de crasse et de merveilles millénaires qui s'offre à ses souvenirs.